J'avais envie de reprendre ce texte, alors je l'ai retouché et j'y ai rajouté quelques passages. Bonne lecture...
* Mercredi *
Je connais si bien
cette porte. En face de la cabine téléphonique en perpétuel
dérangement, sur la Quatrième avenue. Je sais que derrière se trouve le
long escalier en pierre et, tout au bout, la porte avec la plaque
gravée 510. Je sais qu'elle m'attend derrière cette porte, nue sous son
peignoir, avec une tasse de café à la main et la cafetière brûlante
posée à même le bois de sa table de cuisine. Je sais que lorsque
j'aurais refermé cette porte derrière moi, la même séquence de gestes
et de regards se reproduira inlassablement.J'entre. Je pose mon
manteau sur son canapé et m'asseois pour boire le café qu'elle vient de
me servir. Je devine déjà ses formes sous son peignoir gris, et je ne
peux m'empêcher de me poser la même question que chaque semaine :
a-t-elle mis quelque chose dessous ? J'anticipe également la réponse :
non, elle n'a rien, et c'est ainsi. Je termine ma tasse de café, et je
la regarde se lever, et disparaître en direction de sa chambre. Je me
lève à mon tour et je la rejoins. Elle est déjà allongée sur son lit,
s'offrant à moi comme une fleur qui s'ouvre au printemps.Je
sais qu'elle garde un paquet de clopes dans le tiroir de sa table de
chevet. A chaque fois, après notre partie de jambes en l'air, elle s'en
allume une et s'allonge pour lancer des volutes de fumée bleutée qui
s'échappent par la fenêtre entrouverte. Je sais qu'elle remettra son
vieux peignoir délavé, qu'elle quittera la pièce une fois sa clope
écrasée, et que je quitterai son appartement sans un bruit. Je sais
tout ça, et je me le repasse dans la tête pendant que je lui fais
l'amour.
***
Mon
patron est en retard, une fois de plus. Quelle ironie, lorsque l'on
sait que les employés n'ont pas le droit à plus d'une demi heure de
retard cumulé chaque mois. Le téléphone sonne, une fois de plus. C'est
mon collègue de projet. "Tu sais qu'on est très en retard sur le
planning... Le client va nous tuer !" Ma vie l'aura fait avant. Je baigne dans un rythme démentiel, ponctué d'un stress omniprésent qui m'arrache à la réalité matérielle. J'ai à
peine raccroché que mon patron entre dans mon bureau pour m'annoncer
que, suite à un plan de licenciement destiné à sauver sa propre tête,
je suis remercié sur le champ. Un autre pan de mon existence s'écroule.
Je suis cette falaise de pierres et de sable, rongée par la mer, les vagues emportant par morceaux le fragile édifice abrupt de mes sens. Le sable coule entre les pierres comme mon sang dans mes veines, et s'échappe peu à peu de la falaise. Mon coeur saigne, mon corps se vide, lentement.
Je suis devant cette porte. On est mercredi. Elle m'attend.
***
Autrefois,
j'appréciais tranquillement les bienfaits d'une promenade dans le parc, au
centre de la ville. Désormais, j'en ressens le besoin quotidiennement.
Je croise tous les jours ce vieillard sur son banc, et à chaque fois je
me demande s'il fait partie du parc au même titre que le banc, ou s'il
est bien vivant. Jusqu'à hier où il m'a adressé la parole alors que je
passais devant lui. "Sauriez vous reconnaitre la Vie ?" Je n'ai pas su
lui répondre, mi amusé, mi intrigué. "Regardez autour de vous,
reprit-il, et vous ne la verrez pas. Regardez vous, et vous pourrez
peut-être l'apercevoir. Regardez en vous, et vous Vivrez enfin."
Ce
n'est que plus tard que j'ai compris le sens de ses paroles. Mais
j'avais beau scruter mon coeur, je n'y voyais qu'une existence
impersonnelle, barrée par les exigences de la société moderne. Tout
autout de moi était vide de sens, même cet instant si particulier où je
me retrouvais devant la porte, à me ressasser ce qui allait se passer... Terrible moment de solitude, le temps s'arrête et je me souviens que je ne sais rien d'elle, pas même son nom ni son âge, mais que je connais les moindres recoins de son corps. C'est souvent ainsi, dans la rue : on apprend par coeur le trajet qui nous mène au boulot, mais de tous les passants que l'on croise quotidiennement et que l'on a finalement l'habitude de voir, on ne sait rien. La vie est ainsi faite, on ne connaît que la surface superficielle de ce qui nous entoure. Notre entourage est un iceberg, notre âme est un navire à la dérive, se croyant fort dans cette immensité d'eau salée, mais finalement sachant au fond de lui la vulnérabilité qui l'habite.
***
Je
n'ai pas cru longtemps au paroles du vieil homme. La lassitude que m'a
apporté le fait de me rendre compte que ma vie m'était viscéralement
étrangère m'a miné jusqu'à l'âme.
Je suis encore en train de lui
faire l'amour. Elle gémit, comme d'habitude, au rythme de mes
mouvements. De temps à autres j'accroche son regard, et j'ai
l'impression d'y voir une lueur d'espoir, une providence, une branche à
laquelle me raccrocher pour ne pas sombrer définitivement. Dans ses yeux clairs, je peux lire comme une compassion, un désir de me soulager de mon existence. Elle est un ange qui me fait visiter un coin de paradis. Tous les mercredis.
***
Derrière le mur de la normalité se trouve la folie. Il suffit d'enlever
une pierre, puis deux, puis trois, pour que ce mur s'écroule. La
déraison prend le dessus, et l'idéal devient différent. Ne plus être
des leurs, ne plus être de ce troupeau débile et fondamentalement
inutile, voilà la motivation essentielle de la destruction. Démolir
sans faiblir, désosser sans discontinuer. Constamment réduire à néant
ce qui a été fait, ce qui naît dans le sang.
Comment faire pour ne pas en arriver là ? Comment faire pour ne pas en
venir à considérer d'un oeil pervers la médiocrité du monde et de ses
habitants, pour garder son intégrité mentale et ne pas verser dans la
violence de l'âme ? Comment faire pour éviter de sombrer dans les
méandres de l'indiscible ? Comment faire pour ne pas se laisser emporté
par les alluvions boueux charriés par le dégoût ambiant ? Constamment
réduire en poussière ce qui aurait pu être, ce qui naît dans le sang.
Envie de casser. De déranger. De reprendre les fils là où ils se sont
emmelés, de sortir de là. Sans rien y perdre ? Difficile. Impossible ?
Non. Rien ne peut être laissé inachevé, lorsque la force d'esprit est
suffisante. Le hasard non plus n'a pas sa place dans ce décor en
lambeaux. Constamment abattre et piétiner ce qui fait le quotidien, ce
qui naît dans le sang.
***
La
police est devant l'immeuble. Je surprends une conversation entre deux
dames âgées, à la fenêtre du logement du premier étage. "Elle ne voyait
personne, la pauvre, à part cet homme qui venait toutes les semaines."
D'après
les flics, elle a été égorgée par un psychopate qui s'est ensuite donné
la mort. Il l'aurait violée avant de la tuer. Elle ne portait qu'un
simple peignoir gris...
Je me disais souvent que si je la perdais, je n'aurais plus rien. J'ai refait mes calculs une
demi-douzaine de fois. Je suis arrivé au même résultat. Du toit du
trentième étage, la chute devrait être suffisante pour me tuer sur le
coup. J'ai mis un peignoir gris, que j'ai trouvé dans une brocante.
C'était peut-être le sien... Le vent se lève en même temps que le
soleil, et je contemple une dernière fois la ville. Et je saute.